La solitude, l'amitié et l'indépendance des avocats. Souvenirs de Vergès.

" (...) C'est pour moi l'occasion de souligner la grande fraternité du barreau, tout au moins chez les meilleurs, et notre indépendance, nécessaire face au pouvoir ou à l'opinion.  Car nous sommes des empêcheurs de tourner en rond.  Indépendance d'autant plus nécessaire aujourd'hui que le conformisme, contraire à l'esprit français, se fait de plus en plus pesant.  Il y a, dans ces rencontres entre anciens et jeunes, un parfum de compagnonnage du meilleur aloi pour maintenir nos traditions, celles des avocats de Louis XVI, de Dreyfus, des communistes devant les sections spéciales, des collabos devant les tribunaux d'épuration et des accusés du FLN devant les tribunaux militaires."

"En attendant de dîner ce soir avec mes amis Daniel et Sabine Salem dans un bistrot du 11e, connu pour ses crémeux de cèpes au foie gras et ses filets de rougets à la purée de céleri, je continue à jeter des mots en souvenir de Jean-Marc Varaut.

"A la sortie d'un procès où il défendait des adversaires de l'IVG, un démocrate lui crache au visage.  Ce crachat, lui dis-je, vaut toutes les décorations du monde.  Je n'ai pas eu ce privilège.  Pas encore.  La noblesse des rapports confraternels semble parfois en perdition.  Les couards nous reprochent de manquer de délicatesse.  Mais tant qu'il y aura des confrères comme Jean-Marc, l'espoir demeure d'une renaissance.  A ses funérailles à Saint-Eustache, cet espoir me gonflait le cœur en voyant pleurer ses jeunes collaborateurs.

"Récemment, à Alger, à la Journée de l'avocat, célébrant le sacrifice des avocats assassinés pour avoir accompli leur devoir de défense pendant la guerre, je fus heureux d'entendre de la bouche du responsable de la défense du FLN, cet hommage rendu à Isorni et Tixier : "C'étaient nos ennemis, c'étaient nos adversaires à la barre mais c'étaient de vrais avocats."  Il n'y a aucune raison pour que cette noblesse de rapports humains ne règne pas aussi dans ce Palais, le nôtre. (...)

"Hommage a été rendu ce soir à Jean-Marc Varaut dans la bibliothèque des avocats.  Champetier de Ribes, qui fut son collaborateur, et moi-même lui avons rendu hommage.  Mon intervention a touché le public fait de parents et d'amis ; c'est qu'il était sincère.  Rappelant l'amitié qui nous unissait, j'ai dit à quel point ma gratitude envers lui était infinie : quand des gens inscrits au barreau ont signé une pétition demandant au garde des Sceaux de faire engager des poursuites contre mes amis et moi, Jean-Marc avait refusé de signer cette infamie, tout comme Tixier, Isorni, Biaggi et quelques autres.  Quand, après avoir fait abattre mon confrère Ould Aoudia, le gouvernement de l'époque me fit traduire devant le conseil de l'Ordre, Isorni et Jean-Marc tinrent publiquement à me manifester leur solidarité.  Je fus suspendu un an ; trois ans plus tard, Isorni l'était à son tour pour trois ans.  Il n'en fut pas surpris, il l'avait annoncé :
"Nous paierons le précédent Vergès au triple."
"Un client milliardaire m'a pris comme avocat dans une affaire intéressante et, au bout de quelques jours, m'a demandé de discuter de son dossier non plus directement avec lui mais avec son factotum.  J'ai pensé : pourquoi pas, s'il est intelligent.  Mais il se trouve qu'il est bête et mythomane.  Je me suis dit, car je suis un homme de dialogue, mettons-y le temps et il comprendra.  Mais voici que le factotum me demande que nos rencontres n'aient pas lieu chez moi mais chez lui.  Ma patience a des limites.  Je lui ai demandé s'il savait qui il était et qui j'étais.
"- Oui, me dit-il.
"- Non, lui répondis-je.  Non seulement je n'irai pas chez vous, mais je ne veux plus vous voir chez moi.
"- Dois-je dire cela à mon patron ?
"- Bien sûr, lui dis-je.
"- Il va vous reprendre le dossier.
"- Qu'il ne se dérange pas, je vous le rends.
"La factotum est parti en bougonnant.  A la porte de mon bureau, il s'est retourné, pensant sans doute que je le retiendrai.  Je lui ai simplement souri d'un air qui n'invitait plus au dialogue."

" (...) Dans ces moments-là, pour échapper au désespoir, je relis Dostoïevski  dont j'ai emporté avec moi, cette fois, les Notes d'un souterrain.  J'y trouve cette réflexion : "Tout homme comme il faut doit être lâche et servile."  Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez donné une odeur de soufre."
Jacques Vergès, Journal - La passion de défendre, éditions du Rocher, 2008.

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